Le carrefour de l’Odéon, étriqué et difforme, possède, comme le théâtre qui le prolonge, une sortie côté cour et une sortie côté jardin.
La première est celle du boulevard Saint-Germain, avec les promesses clinquantes du quartier latin, les enchantements fiévreux de ses troquets à touristes, le Danton en pierre qui se dresse, impérial, sous lequel l’adolescent transi attend la jeune fille, les trois cinémas s’épiant sans trêve, séduisant les chalands des autres à grands renforts de couleurs grand format. Et puis le côté jardin, celui des rues qui montent vers le Luxembourg, avec, à gauche, l’interminable tentacule : la rue Monsieur-le-Prince.
Il faut gravir sa pente légère, abandonner son regard à sa courbe fine, pour en connaître l’intention véritable : se noyer dans l’arrondissement, en tâter la chaleur, naître dans un boulevard prétentieux pour se perdre dans un autre. On a envie de lui crier que c’est une volonté un peu vaine, une défaite jouée d’avance, une résignation de l’âme ; mais, en y pénétrant, on se tait et, par cet acte simple de silence, on lui insuffle la vie, on la secoue de sa torpeur. Parfois, c’est lui donner un sens : de bas en haut, lorsqu’on émerge du métro Odéon, ou de haut en bas, expulsé par l’insouciance méprisante du boulevard Saint-Michel.
Sa beauté éphémère est aussi son drame : on n’y vit pas, on y passe. Alors elle a ses habitués de passage, à pied, surtout, car les voitures peinent à la franchir. La Sorbonne y égrène ses cohortes estudiantines, et le Luxembourg ses badauds en quête de pitance. Ils s’y arrêtent tous, un jour, sur l’une ou l’autre de ses rives, pour avaler sans concession un rouleau de printemps ou un bol de riz. Quant à son amertume lorsqu’on la croise transversalement, elle est affligeante, comme si on niait jusqu’à son existence même en barrant sa route d’un trait horizontal, qui l’efface du monde sans pitié aucune.
Et c’est sur ce déchirement existentiel qu’elle balance sa vie, dans la tristesse de la plus froide solitude, à la recherche de la compagne avec qui partager ses tendresses. C’est qu’elle est cruelle, cette solitude, car l’âme-sœur repose en des lieux voisins : la rue Princesse s’étire péniblement à trois pâtés de maison de là, sans nulle conscience qu’un être la désire.
Et de cet amour déçu jaillissent, chaque nuit, des torrents de larmes, qui inonderaient Saint-Germain jusqu’à la Seine si les taverniers de l’Odéon ne les enfermaient dans des flacons et des chopes.